Les professionnels de l’isolation face à la fraude

En Alberta, des relevés d’emploi falsifiés auraient pu coûter 3,7 millions de dollars au secteur

English

Au début de l’année 2024, Andrew Garrett, chargé de liaison avec les clients et les entrepreneurs pour la section locale 110 de Heat and Frost Insulators, en Alberta, a reçu un conseil de son collègue de la section locale 118, en Colombie-Britannique : il faut se méfier des relevés d’emploi fournis par les nouveaux postulants.

Comme la plupart des sections locales, la section 118 demande des relevés d’emploi (RE) lors du processus d’embauche afin de savoir quelle est l’expérience des apprentis et de respecter les exigences en matière de formation technique et de certification Sceau rouge. Même si, en général, les RE reflètent fidèlement l’expérience professionnelle de chaque postulant, au cours de la première semaine du mois de mai 2024, quelque chose d’inhabituel s’est produit à la section 118. 

« Nous avons reçu une trentaine de RE qui ont éveillé nos soupçons quant à une possible falsification », explique Robert Sheck, directeur commercial de la section 118.

Il y avait plusieurs indices. Presque toutes les demandes émanaient de travailleurs qui prétendaient être des apprentis en isolation de deuxième année, mais les formulaires indiquaient qu’ils vivaient tous exactement dans le même pâté de maisons à Etobicoke, en Ontario. « Cette apparente coïncidence a attiré notre attention », explique M. Sheck.  

Un grand nombre de candidatures avaient de toute évidence été altérées numériquement et contenaient des anomalies flagrantes, comme des polices de caractères mal assorties. « Lorsque nous avons commencé à recevoir ces RE manifestement falsifiés, nous nous sommes méfiés des autres demandes que nous avions reçues durant la même période, » précise M. Sheck. « Cela nous a incités à contacter la section locale 110 pour savoir si elle avait été confrontée à une situation similaire. »

Après avoir été mis au courant, Andrew Garrett a entrepris d’examiner de plus près les candidatures et a découvert qu’un nombre alarmant de RE frauduleux avaient aussi été envoyés à la section 110. Il a donc commencé à les documenter.

Sur une période de trois mois, entre le 1er mars et le 31 mai 2024, la section locale 110 a reçu 302 demandes d’emploi, ce qui représente une augmentation substantielle du nombre de postulants. Parmi ces demandes, 109 comprenaient des CV contenant des informations frauduleuses, sous la forme de faux antécédents professionnels dans le secteur de l’isolation. Les postulants qui prétendaient avoir de l’expérience dans ce domaine ont été invités à fournir des RE pour prouver le nombre d’heures travaillées; 58 d’entre eux ont fourni des documents altérés, faux ou contenant des informations trompeuses.

« Les premiers RE qui ont éveillé mes soupçons comportaient des erreurs de formatage », se souvient M. Garrett. « Ils semblaient avoir été modifiés numériquement, comme si certaines parties avaient été coupées, et collées à partir d’un autre document, mais pas au bon endroit. »

Dans d’autres cas, il y avait différentes polices de caractère dans un même document, ou les valeurs n’étaient pas correctement alignées. M. Garrett a alors contacté les employeurs mentionnés pour vérifier les heures travaillées, et il s’est avéré que ces documents avaient effectivement été falsifiés.

« Certains étaient des copies exactes de relevés d’employés existants, qui n’avaient subi que des altérations mineures et paraissaient authentiques », explique-t-il. « Pour savoir s’ils étaient faux, il a fallu les passer au crible les bases de données des Ressources humaines de l’entreprise. »

Au bout du compte, la section 118 avait reçu une cinquantaine de RE, qui ont été rejetés parce qu’ils étaient falsifiés, tandis que d’autres restent encore à vérifier. « Depuis cet incident, lorsque notre section reçoit des courriels non sollicités contenant des RE, ils sont classés dans un dossier à part pour enquête », explique M. Sheck.

Lorsque la section 118 a pris conscience de l’ampleur du problème, elle en a immédiatement informé les employeurs et une vingtaine de personnes ont été licenciées pour avoir utilisé des relevés d’emploi falsifiés en vue d’obtenir du travail ou un meilleur salaire. « Nos délégués syndicaux étaient présents lors des licenciements et de nombreux employés ont admis avoir falsifié leurs relevés d’emploi », se souvient M. Sheck. « Nous avons également reçu des courriers électroniques de certains de ces ouvriers, s’excusant d’avoir agi de la sorte et demandant ensuite notre appui pour les aider à retrouver un emploi ailleurs. Nous avons décliné ces demandes de soutien. »

M. Garrett a établi un rapport relatant l’expérience de la section locale 110, qu’il a présenté aux membres du syndicat en juin. La date de chaque relevé d’emploi y est indiquée, ainsi que les répercussions que la falsification de ces documents aurait pu avoir sur le secteur l’isolation. 

Falsifier les heures travaillées pour bénéficier d’un salaire plus élevé

Le nombre d’heures travaillées figurant sur chaque relevé d’emploi soumis variait de 523 à 3 173. Certains postulants ayant présenté plusieurs relevés d’emploi, il y avait plus de relevés que de candidats. Par conséquent, en fonction du nombre d’heures attribuées à un postulant, celui-ci pouvait se situer plus haut sur l’échelle salariale, ce qui aurait eu de conséquences financières pour les employeurs. 

« Vingt-deux pour cent des fraudeurs pouvaient être considérés comme des apprentis de première année, tandis que la grande majorité (74 %) se situait dans la fourchette d’heures correspondant aux apprentis de deuxième année, selon les paramètres d’apprentissage en vigueur actuellement », explique M. Garrett. « Les 4 % restants pouvaient être considérés comme des apprentis de troisième année. »

Le nombre de documents falsifiés provenant d’un type d’employeurs particuliers, à savoir de grandes entreprises employant des centaines de personnes, était plus élevé. Bien que l’on puisse difficilement savoir pourquoi sans faire une enquête approfondie, il est possible que les fraudeurs visent les grandes entreprises parce que leur taux de rotation du personnel est vraisemblablement plus élevé et donc plus difficile à vérifier, et parce que la probabilité de vérification est moindre. 

« Par ailleurs, une personne falsifiant un relevé d’emploi pourrait supposer qu’une grande entreprise est moins susceptible d’être interrogée ou est trop occupée pour aider un tiers à vérifier les heures », suggère M. Garrett.

Coût potentiel pour le secteur

Si l’on considère la façon dont ces heures s’intègrent dans les paramètres d’apprentissage en vigueur en Alberta et le barème des salaires utilisé par la section locale 110 pour déterminer la rémunération des ouvriers, si ces fraudeurs avaient été employés dans notre secteur d’activité, cela aurait coûté 3,7 millions de dollars à la profession au cours d’une année civile. 

Si les postulants n’avaient pas présenté de relevés d’emploi falsifiés et avaient été embauchés au salaire d’un apprenti de première année, la différence de coût aurait été de 700 000 dollars.

Outre les conséquences économiques, le fait d’avoir des travailleurs sous-qualifiés sur le chantier peut poser de gros risques en termes de sécurité. « Employer des calorifugeurs inexpérimentés risque de provoquer des accidents et des blessures graves pour ces travailleurs et les autres personnes présentes sur le chantier », souligne M. Sheck. « De plus, les entrepreneurs risquent de gaspiller leur argent avec des ouvriers qui ne sont pas suffisamment qualifiés et efficaces pour réaliser un travail de qualité. » 

À travers le Canada

David Gardner, directeur commercial de la section locale 95 de l’Ontario, explique que, s’il n’a pas reçu de documents falsifiés, il a néanmoins rencontré des postulants qui n’étaient pas aussi qualifiés qu’ils le prétendaient au départ. « Toute personne qui postule et prétend avoir de l’expérience est amenée à notre centre de formation pour faire la démonstration de ses compétences », explique-t-il. « Trop souvent, les gens disent qu’ils travaillent dans l’isolation depuis 15 ans, mais au moment de manier les outils, il s’avère qu’ils ne les maîtrisent pas. »

Selon M. Gardner, il y a plusieurs explications à un tel décalage, qui vont du mensonge pur et simple à une sous-estimation de l’expérience nécessaire pour se mesurer à un programme d’apprentissage. 

« Certains postulants savent que la construction est en plein essor et qu’il y a beaucoup de travail, mais ils ne veulent pas commencer au bas de l’échelle et gravir les échelons », explique-t-il. « Dans d’autres cas, nous avons des postulants qui viennent d’ailleurs, notamment d’Europe, où les compétences sont généralement plus élevées et où on accorde plus d’importance au mentorat qu’au Canada, mais leur expérience peut être uniquement de nature commerciale.

Quelles que soient les compétences du postulant, une place correspondant à ses compétences réelles lui est proposée dans le centre de formation de la section locale 95. Nous donnons à chacun une chance équitable », conclut M. Gardner. « Même si cela signifie commencer au bas de l’échelle. »

Collaboration entre les sous-traitants et les syndicats

Selon David Garrett, il est possible que, dans le secteur de la construction en Alberta, d’autres domaines soient concernés par la falsification de documents. De récentes modifications à la législation provinciale ont écourté le temps d’apprentissage requis, et M. Garrett craint que ce nouveau système ait pour effet de dévaloriser la place de l’apprentissage dans les métiers de l’isolation mécanique. 

« Il est important de garder à l’esprit qu’il ne s’agit que du coût lié à 58 cas de fraude », souligne M. Garrett. « L’isolation est un secteur très vaste, qui compte de nombreux acteurs répartis sur une zone très étendue. On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il y ait davantage de candidatures frauduleuses et de relevés d’emploi falsifiés à travers la province. Cela voudrait dire que le coût potentiel pour le secteur est beaucoup plus élevé que le montant calculé à partir de ce petit échantillon ».

L’Alberta a la réputation de se lancer dans de grands projets, et la demande de calorifugeurs ne cesse de croître; M. Garrett estime par conséquent que les organisations et les entreprises devraient collaborer et faire preuve de diligence en échangeant et en vérifiant les informations. Une autre solution serait que la province de l’Alberta exige une accréditation obligatoire pour les métiers de l’isolation mécanique.

« Si l’isolation mécanique faisait l’objet d’une accréditation obligatoire en Alberta, toutes les heures travaillées devraient être soumises et vérifiées par l’Apprenticeship and Industry Training (AIT) », explique M. Garrett. « Cela rendrait la falsification de documents beaucoup plus difficile et permettrait probablement de l’éliminer.  »

M. Sheck est d’accord. En l’absence d’une politique provinciale ou fédérale exigeant des entrepreneurs qu’ils inscrivent leurs nouvelles recrues à un programme d’apprentissage Sceau rouge, il pense que les métiers de la construction continueront à faire l’objet de tentatives visant à détourner le système actuellement en place. « Il est de plus en plus difficile de vérifier le niveau d’expérience et les heures de travail des ouvriers, et les moyens dont nous disposons pour valider leur expérience sont loin d’êtres idéals  », explique-t-il. « Malheureusement, les CV sont très faciles à falsifier et, avec les progrès de la technologie, les RE le sont aussi. »

L’harmonisation de la formation Sceau rouge à travers le Canada est une solution, selon M. Gardner, même si toutes les juridictions n’y sont pas favorables. « Dans certains endroits, comme l’Alberta, le programme d’apprentissage a dû être écourté parce que les besoins de main-d’œuvre de l’industrie pétrolière et gazière sont tels qu’il faut pouvoir embaucher plus de gens, et rapidement », explique-t-il. « Mais il ne suffit pas d’avoir un bout de papier pour être un véritable professionnel. Une personne doit manier les outils pendant au moins cinq ans de plus pour qu’on puisse lui confier un gros travail sans prendre de risque. »

M. Garrett croit également que le mentorat a beaucoup de poids. « Dans un marché ouvert, il y a beaucoup de travail, mais c’est aussi très compétitif », dit-il. « Un bon encadrement, pour former une main-d’œuvre fiable, profiterait à tout le monde. »

La section locale 118 estime que la meilleure façon de se prémunir contre la falsification est de rétablir la politique du programme des métiers certifiés, auparavant appelés « métiers à certificat obligatoire » en Colombie-Britannique.

« Si les entrepreneurs pouvaient recourir à une entité unique et réglementée auprès de laquelle les heures travaillées par les ouvriers seraient soumises pour être vérifiées, cela permettrait aux employeurs et aux syndicats d’économiser un temps incalculable et fournirait à tous le moyen de valider l’expérience des travailleurs », assure M. Sheck. 

La Nouvelle-Écosse est la seule juridiction au Canada à avoir déposé une demande pour que l’isolation soit considérée comme un métier certifié. Bien que Matthew Benson, directeur commercial de la section 116 en Nouvelle-Écosse, affirme ne pas avoir connaissance de RE falsifiés dans sa région, il souligne que la certification professionnelle obligatoire pourrait être la solution pour résoudre le problème ailleurs. 

« Nous avons fait une demande de certification obligatoire parce que la formation, qu’elle implique des entrepreneurs syndiqués ou non, mettrait un terme à l’activité des personnes peu sérieuses, qui font un travail médiocre », explique-t-il. « Nous pensons que ce sont ces entrepreneurs qui falsifient les RE et que la certification obligatoire permettrait de remédier à la situation. » ▪